Aux origines du bal-musette. « Bals auvergnats » à Paris : crayonner l’insolite

(Bals-musette et musiciens de proximité. Chapitre 3)


Les bals-musette réunissent d’ordinaire le samedi soir et le dimanche après-midi les représentants de la colonie auvergnate et limousine de Paris.

Guide des plaisirs à Paris. Paris : Nilsson, 1908 – Source gallica.bnf.fr / BnF

Souvent assimilés à la colonie auvergnate de Paris et du Massif-central, les Corréziens de Paris vont progressivement développer leur propre organisation, ce qui sera abordé dans le prochain chapitre.


Résumé du chapitre

Une abondante production littéraire a traversé le XIXème siècle, croquant Paris -la capitale- en portraits typiques de personnages, de métiers, de groupes sociaux, de singularités collectives, etc., de manière souvent simplificatrice parfois caricaturale mais non sans bonhommie.

Des nombreuses Physiologies de… – des amoureux, des bals, des Bourbonnais, du chasseur, du cocu et combien d’autres ! -, aux multiples guides de la seconde moitié du siècle pour arpenter Paris à travers des lieux de loisirs ou de plaisirs : cafés, cabarets, restaurants, cafés-concerts, bals publics, etc., en passant par nombre d’Encyclopédies morales de type Les français peints par eux-mêmes… bref, un ensemble composite de publications propose aux lecteurs des prototypes parisiens auxquels seront assignés par généralisation des traits comportementaux, physiques, moraux.

Dans ce cadre, les stéréotypes de «l’Auvergnat» rougeaud, rude et robuste avec des manières bien à lui de parler (« Bonchoir », Amugez-vous bien », etc.) si ce n’est de danser – le «diable aux jambes» -, travailleur et économe, amateur de vin bleu, habitant ou familier de ruelles sombres, étroites et des impasses, et lié aux «compatriotes» de sa région exilés comme lui (sans compter ici les lourds clichés de la femme auvergnate, «grosse payse» destinée à l’enfantement) iront bon train… On s’attardera dans ce chapitre sur la construction d’un type de singularité collective, les «bals des auvergnats». Bals à la musette ou cabrette – la musette n’est-elle pas «le clairon des Auvergnats» (Alfred Delvau, 1864, p. 234) ? – et bourrée serviront ainsi à confectionner une ambiance sonore et visuelle de l’insolite, une sorte de «Sabbat» des exilés auvergnats le plus souvent aux marges de la cité, jamais très loin de ses bouges.

On s’attachera brièvement, tout d’abord, à relier ce chapitre au précédent à travers la question même de la musette et du glissement sémantique de ses assignations.

Entendons bien le sens de ce chapitre : l’étude sur quelques-uns des stéréotypes sur le monde auvergnat à Paris dans les pages suivantes, ne vise pas à nier ce que fut bien souvent une réalité sociale difficile, mais à interroger des manières littéraires ou journalistiques de décrire en images figées, surdéterminées qui pouvaient avoir cours à l’époque, à savoir, dans les six ou sept premières décennies du XIXème siècle.



Pierre-Léonce Imbert. A travers Paris inconnu.
Paris : G. Decaux, 1876. (p.101)

« Monter » ou «descendre» à Paris ?

Partis s’installer dans la capitale des dernières décennies du XIXème siècle et des premières suivantes, rejoignant ainsi de précédentes générations de migrants auvergnats déjà installés, voire nés à Paris : combien parmi eux de joueurs de cabrette, alors musiciens de proximité ordinaires au «Pays» en exerçant sur le temps d’à-côté d’une activité maigrement rétribuée, et qui avaient tablé sur les opportunités dans la partie que pourrait offrir Paris ? Le commerce de la «limonade», ses marchés des cafés-charbons, des restaurants, des hôtels et des bals-musette «Auvergnats», sans compter les nombreux rassemblements festifs ou associatifs entre originaires du «Pays» qui commençaient à se multiplier et qui pouvaient constituer autant de réseaux d’accompagnement à l’installation : n’était-ce pas un horizon possible ?

Ces joueurs de cabrette furent plus d’un au fil des générations si l’on suit l’un des leurs et non des moindres : le cantalien Martin Cayla (1889-1951), lui-même musicien de proximité ordinaire chez lui mais déjà avec quelque rayonnement local, arrivé à Paris vers 1907 – et doté d’un certain sens des affaires. Il nous laissera un récit passionnant couvrant près d’un demi-siècle de vie notamment musicale au sein de la «Colonie auvergnate» (expression usuelle à l’époque).


La Revue du Plateau central : organe de la Fédération des originaires du Plateau central, août 1935.

(Source gallica.bnf.fr / BnF)

Martin Cayla, La Vicoise (Disques Le soleil, 1957) – Cliquez sur l’image

(Source gallica.bnf.fr / BnF)

Martin Cayla, né le 23 juin 1889 à Sansac-de-Marmiesse (Cantal), décédé à Paris le 28 janvier 1951. Il arrive à Paris en 1907 et fera divers petits-métiers au sein de la colonie auvergnate tout en exerçant sa pratique de la cabrette, y ajoutant l’accordéon. L’activité musicale deviendra pour lui un travail à plein temps, alors élargie à l’édition musicale et à la production discographique, sous la marque : Disques Le Soleil. C’est ainsi qu’il produira les premiers disques du corrézien, Jean Ségurel.

 Son récit, écrit en 1948, sera adapté et publié par Roland Manoury entre 1968 et 1972 sous le titre Les mémoires de Martin Cayla. Premier éditeur de musiques auvergnates à Paris, et repris en 2013 aux éditions de L’Harmattan. Le magasin de M. Cayla situé rue du Faubourg Saint-Martin à Paris, sa façade, son intérieur et son contenu ont été déménagés au Pôle Accordéons des Musées de Tulle.

Désireux, comme tant d’autres de sa génération, de venir à Paris gagner sa vie si possible avec son instrument favori, la cabrette, il s’attachait chez lui à s’informer des conditions de vie des musiciens cabrettaïres auvergnats, relativement nombreux, auprès des anciens de passage ou de retour au pays natal. Ainsi de l’un d’eux, Justin Salabert, de retour à Lacapelle, alors retraité de l’hôtel des ventes de la rue Drouot :

Il avait bourlingué un peu partout et me parlait des bals auvergnats, des concerts, des matchs de boxe auxquels il avait assisté […] Il avait fréquenté les compatriotes montés à Paris et qui étaient fort nombreux, surtout dans les quartiers de la Bastille et des gares de Lyon et d’Austerlitz. Il connaissait tous les cabrettaïres de la capitale et cela m’intéressait énormément : Ranvier, qui jouait boulevard de la gare ; Allias, rue de la Roquette ; Costeroste, boulevard de Charonne ; Rastoul, rue Coustou ; Marcellin rue au Maire ; Bertrand, qui tenait un bal rue de Charenton et Sudre qui officiait rue des Taillandiers. Antonin Bouscatel et tous ceux de la rue de Lappe. Sans y être jamais allé, je connaissais ces bals par cœur.

Roland Manoury. Les mémoires de Martin Cayla : premier éditeur de musiques auvergnates à Paris. Paris : L’Harmattan, 2015. (p.55).


L’arrivée à Paris. Bref excursus

Dans les dernières décennies du XIXème siècle, les joueurs de cabrette qui émigrent d’Auvergne, du Limousin, – bref du Massif-central comme on le disait à l’époque -, à Paris ont probablement pour beaucoup d’entre eux, déjà exercé l’activité dans leur région d’origine : faire danser à la musette (cabrette) régulièrement ou épisodiquement, en espace ouvert ou abrité, à l’occasion de fêtes, noces, foires ou de travaux collectifs – les sollicitations locales habituelles. Confrontés à la capitale, il leur faut avant tout trouver un travail, rarement directement dans la partie… Mais ils apportent avec eux, outre leur territoire d’origine (critère d’importance pour une prise en considération par leurs compatriotes), une stylistique de jeu, une technicité (doigtés, sens de la cadence et autres traits) qui serviront tacitement de recommandations diverses auprès d’aînés, de pairs, de patrons d’établissements expressément déclarés ou non «bal auvergnat» ou «bal des familles». Ces nouveaux arrivants apportent une expérience d’activité musicienne à l’échelle locale du «pays d’origine», peut-être déjà évaluée pour certains lors de concours régionaux.

Autant d’éléments qui peuvent servir de repères, socles d’une «culture partagée» entre compatriotes de terroir ne jouant pas nécessairement d’ailleurs de la cabrette mais attachés à l’instrument, à des répertoires et des danses avec lesquels se joue pour beaucoup d’entre eux un rapport affectif, intime aux origines. Cette culture du terroir possède ses propres repères communs et consensuels, que l’on soit dans la partie musicale ou non, pour l’accueil et l’adoption du nouvel arrivant. Elle accompagnera son insertion dans les circuits de la «colonie» : bals, banquets de ligues, d’associations, d’amicales, concours, etc. Des circuits ainsi susceptibles d’ouvrir sur une identité de statut tacitement assimilable à une professionnalisation en la matière.

Mais tout ne se fait pas nécessairement d’un coup…  Et bien souvent, une fois entrés dans la place, ces musiciens ne manqueront pas d’élargir leur répertoire en danses, chansons et musiques en vogue – en somme, «jouer la nouveauté» – pour obtenir plus qu’un public par trop homogène (et qui va progressivement se clairsemer), disons alors une « clientèle », et même, sans abandonner pour autant la cabrette, opter pour l’accordéon.

Tableaux rustiques…

Tableau(x) de Paris, Encyclopédies morales, du type Les français peints par eux-mêmes ; Physiologies multiples à la fois bonhommes et satiriques ; Paris ou le Livre des Cent-et-Un ; romans des bas-fonds ; guides variés de la capitale (Paris qui… dort, danse, etc.) et autres mélanges hybrides invitant à sa découverte. Une abondante production éditoriale de genres divers et de titres parlants propose à l’imaginaire un inventaire de types sociaux et de mœurs associés notamment aux provinciaux – gens ou journaliers de peine à Paris ; elle se diffuse dans la traversée du XIXème siècle, avec les décennies 1840-1860 comme point culminant. Cette production disparate construit volontiers des «typicités parisiennes» (types de provinciaux, de métiers, de mœurs à Paris) : elle ramasse en des images plus ou moins simplificatrices et généralisantes – en tout cas, pas toujours nuancées – des attributs physiques, vestimentaires, etc. devant caractériser des quartiers, des personnages par activités ou métiers – des états -, des singularités collectives ; ces images fonctionneront comme autant de stéréotypes chargés de cibler pour un lecteur, voire de lui faire imaginer entendre des étrangetés, ici familières, là peut-être menaçantes.

Cochers de Corrèze à Paris

Vers 1900, à Paris, on comptait plus de 2500 cochers et chauffeurs de taxi originaires de Corrèze.

Albert Millaud. Physiologies parisiennes. Illustrations par Caran d’Ache, Job & Frick. Paris : A la librairie illustrée, 1887.

La Creuse et la Corrèze surtout sont les deux «mamelles» comme disait Ollivier de Serres, qui alimentent Paris de cochers de fiacre. Des villages entiers viennent de là-bas. Des familles entières entrent au service des compagnies [compagnies de fiacres, comme la Compagnie parisienne de voitures l’Urbaine ou la Compagnie générale]. Le père, les fils aînés se font cochers tout de suite. Les plus jeunes fils, ou cousins, ou neveux, entrent comme garçons marchands de vins chez quelque compatriote. Ils apprennent là la plupart des trucs de la vie parisienne, et quand ils atteignent l’âge exigible, à leur tour ils «prennent des papiers de cocher»

Journal Le Temps, 18 août 1892.

Avant de devenir l’entité de sociabilité régionaliste organisée et cumulative des décennies 1880 et suivantes connue sous le nom de : Les Auvergnats de Paris placée sous la houlette de Louis Bonnet, les Auvergnats ou «natifs du Puy-de-Dôme» ou natifs du Massif-Central à Paris, se reconnurent facilement par petits métiers de journaliers de peine – comme la plupart des autres provinciaux.

Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, 1788. (Source gallica.bnf.fr / BnF)

Les Auvergnats font à Paris le métier de chaudronnier, de raccommodeur de faïence, de parasols, de rémouleurs.

Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, 1782-1788. tome V. (p.10-11).

Bien d’autres petits métiers s’y ajouteront au cours du XIXème siècle :

Ceux que l’on appelle gens de peine sont presque tous étrangers. Les Savoyards sont décrotteurs, frotteurs & scieurs de bois ; les Auvergnats sont presque tous porteurs d’eau ; les Limousins, maçons ; les Lyonnais sont ordinairement crocheteurs & porteurs de chaises ; les Normands, tailleurs de pierres, paveurs & porte-balles, raccommodeurs de faïence, marchands de peux de lapins ; les Gascons, perruquiers ou carabins ; les Lorrains, savetiers ambulants, sous le nom de carreleurs ou recarreleurs.

Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, 1782-1788. tome IX. (p.167).

Ces journaliers de peine se ménagent entre eux des occasions propres de repos généralement le samedi soir ou le dimanche et les jours de fêtes, occasions de retrouvailles et de récréation ou d’une distraction (le terme ne devrait à proprement parler signifier ni oisiveté, ni loisir ?) quelque peu nostalgique : le regret du pays assumé en commun. Ici, il n’y a pas vraiment de brassage, pas de public au sens de mélange d’individus. On est entre compatriotes, entre soi. Bref, ces journaliers ont «leurs bals particuliers» :

Les porteurs d’eau, les commissionnaires, et en général les natifs du Puy-de-Dôme et du Mont-blanc ont leurs bals particuliers, où ils exécutent les danses du pays avec les ravaudeuses, les petites fruitières et leur grosses payses.

Jean-Baptiste Pujoulx. Paris à la fin du XVIIIème siècle. Paris : B. Mathé, 1801. (p. 56).


Des bals particuliers en des lieux souvent à peine officialisés, à la différence des autres bals publics, et on comprend entre les lignes que bien souvent on ne peut les observer que dans des quartiers arriérés. Encore faut-il savoir les reconnaître et, pour cela, surtout les repérer auditivement. Car ici, point d’annonces, d’enseignes ou même de réverbères comme pour d’autres bals publics…

L’opération d’observation a dû se transporter dans de vieux quartiers à l’habitat souvent indigent, se repérer dans une inquiétante obscurité de ruelles ou d’impasses plus ou moins malfamées, rechercher des signes dont celui, inévitable et avant-coureur, disons, un certain bruit. Celui du son nasillard d’une musette, accompagné des chocs de lourds sabots cloutés sautant sur un plancher. Ainsi, le tableau délivré par l’opération d’observation semble-t-il miser, dans cet étrange environnement, en premier lieu sur la piste auditive :

Chaque jour de fête, Montmartre reçoit de Paris un surcroit de population […] Mais il y a dans ces foules qui vont chercher le plaisir à bon marché des nuances de mœurs et de rangs que l’observateur doit savoir saisir […] Entendez ces sons monotones, mais dont l’harmonie imitative est si puissante sur l’âme du montagnard, c’est la musette d’Auvergne qui rassemble dans un local moins élégant que l’Élysée, mais aussi moins repoussant que ces cabarets enfumés […] une population honnête et laborieuse, qui se livre bruyamment aux plaisirs du dimanche. Ce sont des Auvergnats, des forts, des porteurs d’eau, des ouvriers pères de famille qui dansent la bourrée et se moquent des airs de Rossini dont on berce les pas plus recherchés des habitués de l’Élysée ou de l’Hermitage.

M.A. Barginet (de Grenoble). Montmartre avant et après le déluge. In : Paris, ou le Livre des Cent-et-Un. Paris : Ladvocat, 1831-1834, t. XII. (p. 283).

Plus d’un musicographe, littérateur, journaliste chroniqueur parisien dressant des circuits de lieux de plaisirs ou de loisirs du type cabarets, bals, cafés, cafés-concerts, etc., aimait donc voir dans cette musette et ses danses, la bourrée notamment, comme un espace à part, un exotisme directement importé de province :

Dans plusieurs contrées de la France, jeunes et vieux tressaillent encore aux chers souvenirs qu’évoquent les vieilles danses et les vieux airs au son de la musette ou de la cornemuse.

écrira par exemple le musicographe Georges Kastner, ajoutant : 

Si vous êtes friand de tableaux rustiques, allez sur les boulevards, au bas de Montmartre.

Georges Kastner. Parémiologie musicale de la langue française. Paris : Brandus & Dufour, 1862. (p.352).

Et l’auteur de poursuivre son propos par une longue citation du polygraphe Champfleury :

Écoutez en passant le son d’une musette lointaine : il sort d’un petit cabaret borgne, au premier étage, ou d’une salle du fond où sont réunis les Auvergnats des environs. C’est un dimanche ; ils viennent se reposer de leurs travaux de la semaine, et ils se réunissent entre eux pour danser la bourrée des campagnes. Jamais un étranger ne se mêle à leurs danses, d’ailleurs assez difficiles à saisir. Au fond d’une petite chambre dont on a enlevé les meubles pour ce jour-là, hommes et femmes se réunissent surtout à La Villette, ou à la barrière de Fontainebleau pour danser ces bourrées qui leur tiennent au cœur et qu’ils ne pourraient exécuter au son d’un violon. Il leur faut le son de la chabre (chèvre), qui est le véritable nom de leur musette […] Dans ces bourrées, prolongées de six heures à onze heures du soir, au fond d’un taudis de marchand de vin, sans doute l’Auvergnat est pris d’illusions, d’une sorte de mirage, qui font que le souvenir du pays se retrace plus nettement […] La marchand de charbon et sa femme, qui se sont décrassés à grand peine, rêvent l’air vif de la montagne, au lieu de ces petits trous dans lesquels ils passent les plus belles années de leur vie ; mais ils se consolent avec la bourrée []

Champfleury. Chansons populaires des provinces de France. Paris : Bourdilliat, 1860. p.65 : notice sur l’Auvergne.

Kastner de conclure :

Il n’y a vraiment que la musette, cet accompagnement de leur danse natale, qui puisse inspirer tant d’enthousiasme et communiquer tant de vivacité à de braves Auvergnats.

Georges Kastner. Parémiologie musicale de la langue française. Paris : Brandus & Dufour, 1862 (p.353).

Nous sommes ici, en 1860 chez Champfleury et ses Chansons populaires des provinces de France ; en 1861 chez Georges Kastner pour sa Parémiologie musicale qui se propose précisément de débusquer et réunir les locutions, proverbes, etc. concernant des termes musicaux dans la langue française. Les deux auteurs ne font, semble-t-il, aucune mention de l’expression «bal musette» (en somme, «bal à la musette») pour désigner les situations de danse ou les établissements qu’ils évoquent.

Et cependant, l’expression est utilisée la même année, en novembre 1861 dans une circulaire du préfet de Police de Paris, Boitelle, sur la règlementation des bals, ce qui pourrait signifier sinon une stabilité assurée, du moins une certaine évidence désignative de l’expression «bal musette» à l’époque ? 

Certains individus font monter des fonds de marchands de vins ou de restaurants auxquels ils demandent l’autorisation de joindre soit un bal ordinaire soit un bal musette, afin d’y attirer plus sûrement une clientèle équivoque et de revendre ensuite l’établissement fort cher, lorsqu’ils ont réussi à faire croire qu’il était sérieusement achalandé.

Circulaire du préfet de Police de Paris, Novembre 1861. In : Claude Dubois. La Bastoche : bals-musette, plaisir et crime 1750- 1939. Paris : Ed. du Félin, 1997. (p. 41).

La description du préfet de Police ferait-elle implicitement référence à une pratique en vigueur, y compris parmi les émigrés auvergnats ?


« Musette » comme figure métonymique

«Bal musette» et «bal des Auvergnats», du pareil au même ? La question met aux prises vers la fin du siècle «museteurs» ou cabrettaïres, appuyés un temps par le directeur de la Ligue Auvergnate, et propriétaires de cafés éventuellement Auvergnats eux-mêmes, qui offraient asile aux précédents mais guignaient aussi l’accordéon et d’autres instruments en espérant, la concurrence entre bals aidant, attirer d’autres clientèles que le seul public pas toujours très diversifié de la colonie.

Une conception première ou de base de «bal musette» – conception «étymologique», avons-nous proposé de dire – désigne alors un bal, sous-entendu pour l’heure : où l’on danse «à la» ou avec la musette. Comme telle, l’expression couvre un agencement entre un instrument de musique (musette ou cabrette) qu’actionne un musicien – joueur de cabrette ou cabrettaïre – qui doit servir de support sonore, musical (formats ou répertoires) à des pratiques (danses et danseurs) dans un cadre à la fois spatial ou environnemental ouvert ou fermé (une place, une rue, ou un lieu abrité voire clos) et circonstanciel (les occasions qui donnent lieu à des telles manifestations).

 A l’horizon de cette conception de base et ancienne de «bal musette» se profile cette autre d’écriture identique mais qui va progressivement l’absorber et se durcir en un syntagme figé dans la traversée de la deuxième moitié du XIXème siècle. L’expression en viendra à désigner une installation plus ou moins ad hoc ou un établissement plus ou moins particulier dans lequel se pratique, ou devait se pratiquer le type de bal précédent, dit «à la musette».

Mais les difficultés commenceront sur ce dernier point. D’abord, le dispositif de bal à la musette qu’on vient d’évoquer, est amendable. D’autres instruments (violon, vielle à roue, clarinette, etc., et bientôt accordéon, banjo, etc.), seuls ou en formation, pouvant entrer en lice, avec ou sans musette ou cabrette… Et cependant le terme de «musette», seul ou postposé à «bal» avec ou sans trait d’union s’imposera durablement dans tous les cas. L’expression aura des accointances souvent directes et anciennes et même pour certains (on y reviendra au chapitre suivant) prioritaires sinon exclusives avec cette autre, de « bal Auvergnat ». Ce sera précisément, en cette fin de siècle, un lieu polémique.


Dans ce contexte de description des années 1860, les expressions «bal-musette» ou «musette» au féminin semblent désormais disponibles pour désigner un établissement de bal, pour l’heure «à la musette».

Les auteurs en font une niche descriptive, un passage quasiment obligé du crayon ou de la plume de l’explorateur. Piqué par la curiosité, celui-ci – qu’il soit écrivain ou journaliste – semble encore dans ces décennies 1860-1870, devoir se faire violence dans les parages d’un local d’apparence discrète, plutôt rudimentaire si ce n’est indigent. Renseigné par le bruit (musette et sabots), il peut s’approcher et observer l’affairement très spécial d’un groupe, apparemment exclusivement masculin, appliqué avec véhémence à remuer et à sauter… au son de la musette.

Les stéréotypes évoqués précédemment s’imposent à nouveau comme chez l’écrivain, journaliste et grand arpenteur de Paris, Alfred Delvau. L’autre dimanche, écrira-t-il en 1864 dans Les Cythères parisiennes : histoire anecdotique des bals de Paris, à propos de La Musette de la rue du Four

Rue du Four-Saint-Germain (actuelle rue du Four), Paris (VI° arr.) entre 1869 et 1902. Photographie de Pierre Emonds. Paris, musée Carnavalet.
Alfred Delvau. Les Cythères parisiennes : histoire anecdotique des bals de Paris. Paris : Dentu, 1864. (Source gallica.bnf.fr / BnF)

Je passais dans la rue du Four-Saint-Germain, – une des dernières vilaines rues de Paris, par parenthèses, – lorsqu’à la hauteur du n°34, les sons d’une musette m’arrivèrent en ronflant aux oreilles. « Ici l’on danse » me dis-je. Je relevai la tête, et, au-dessous de : Boyeldieu, marchand de vins, je lus : Petit casino. Oh ! oui, bien petit Casino ! Ce casino n’est, en effet, qu’une cour à laquelle on a mis un toit à la hauteur du premier étage, et dont on a remplacé les pavés par un système de parquet économique en vue des souliers fortement cloutés de MM. Les porteurs d’eau du quartier.

Car Musette signifie Auvergnat : les Auvergnats ne sauraient pas plus danser sans musette que les zouaves ne sauraient faire une charge sans clairon. La musette est le clairon des Auvergnats : elle leur met la joie au ventre et le diable aux jambes, – et les voilà qui dansent, entre eux, sans femmes, les bourrées nationales […] Ces porteurs d’eau n’ont pas pour la femme les mêmes délicatesse que nous ; ils la considèrent comme un femelle,  comme un animal domestique, comme un bête de somme qu’ils attellent chaque jour aux fardeaux les plus lourds et aux besognes les plus pénibles : tout au plus daignent-ils l’admettre, les jours où ils ch’amusent, à l’honneur de les voir ch’amuger entre eux, et consentent-ils à partager avec elles les litres de vin bleu qu’ils consomment entre chaque bourrée.

Alfred Delvau, Les Cythères parisiennes : histoire anecdotique des bals de Paris. Paris : Dentu, 1864. (p.233-234).

Quelques années plus tard, en 1876, le romancier et chroniqueur Pierre-Léonce Imbert (né en 1842 près de Bergerac, Dordogne), également grand arpenteur de Paris, réserve un chapitre dans A travers Paris inconnu, à un bal des Auvergnats – sans utiliser pour autant le terme de « bal-musette ».

Certains des stéréotypes déjà évoqués articulent le chapitre comme autant d’évidences se prêtant à confirmation ? Ce bal Auvergnat, dans le quartier Mouffetard semblerait alors, par certains aspects extérieurs, comme surdéterminé : établissement non public, lieux sombres, «passage infect» (une impasse qui deviendra le rue Rataud l’année suivante), vieille maison presqu’insalubre, musette et sabots, «tohubohu», «vacarme infernal».

La rue Rataud, ancien passage des Vignes en 1913.
Photographie d’Eugène Atget (1857-1927).
Paris, musée Carnavalet.

Connaissez-vous le passage des Vignes ? Probablement non. Ne le cherchez pas le soir, vous ne le trouveriez certes point. De tous ceux qui sillonnent le Paris du treizième siècle, il est le moins éclairé, c’est-à-dire qu’il ne l’est pas du tout […]

A l’une des extrémités de ce passage infect, au rez-de-chaussée d’une vieille maison, est le bal des fils de la Limagne et des «hautes terres». Il n’est pas public, comme celui de la Montagne Sainte-Geneviève, et je suis peut-être le seul Auvergnat de contrebande qui en ait jamais franchi le seuil […]

Pierre-Léonce Imbert. A travers Paris inconnu. Paris : Decaux, 1876. p.104.

Mais au-delà de certains poncifs généralistes apparemment inévitables en la matière pour l’époque, la description par Pierre-Léonce Imbert, tant de la salle – une centaine de présents, porteurs d’eau, rétameurs, chiffonniers, etc. – que des scènes musicales et de danse se fait particulièrement minutieuse, d’autant plus précieuse pour la période. C’est un «bal familial» où l’on danse entre originaires, avec musette soufflée directement par un musicien juché sur une caisse d’emballage – la cabrette sera le plus souvent alimentée par un soufflet mu sous le bras du musicien -, tenues traditionnelles des présents selon les régions, chorégraphies précises des bourrées, etc. On est ici devant le modèle même d’un bal musette auvergnat de ces années :

Le mouvement migratoire tant provincial qu’étranger va s’accélérer dans les deux dernières décennies du XIXème siècle. La dynamique d’organisation des «Auvergnats» entre eux, conduite notamment par Louis Bonnet, fondateur du journal L’Auvergnat de Paris, va progressivement alléger l’image de «l’indigène Auvergnat» à l’habitat indigent qui pouvait avoir cours. Les poncifs littéraires de l’étrangeté et du repli sur soi non seulement n’absorbent plus la curiosité, mais s’exposeront facilement aux critiques acérées des défenseurs de L’Auvergnat de Paris. Le «commerce de la limonade» va passer aux mains de la «Colonie Auvergnate».

Dans ce contexte de dynamique économique et sociale, le «bal de quartier», «bal Auvergnat» ou «bal ordinaire» – que le terme désigne l’activité musicale et de danse, ou plus largement l’établissement même abritant cette activité couplée à d’autres activités de type bistrot ou restaurant, etc. – constitue tant un enjeu de sociabilité pour les diverses communautés d’émigrés et les parisiens qu’un enjeu économique – la clientèle – important pour les propriétaires de tels établissements. Mais également pour les musiciens eux-mêmes, qu’ils soient cabrettaïres Auvergnats ou du Massif-Central, le terme incluant la Corrèze ou d’autres origines comme par exemple… des accordéonistes italiens.

Les rivalités existent, parfois rudes.


Chapitre suivant : Les auvergnats / les Limousins. La musette et les bas-fonds de Paris : le bal, une civilité de l’exil.


Pour en savoir plus

Lucas Destrem. Musiques et danses traditionnelles du Limousin. Géoculture, 2017. Sur : https://geoculture.fr/musiques-et-danses-traditionnelles-du-limousin

Claude Dubois. La Bastoche : bal-musette, plaisir et crime, 1750-1939. Paris : Ed. du Félin, 1997.

Roger Girard. Quand les Auvergnats partaient conquérir Paris. Paris : Fayard, 1979.

Dominique Kalifa. Les bas-fonds : histoire d’un imaginaire. Paris, Seuil, 2013. (L’Univers historique).

Fabrice Lenormand, Agnès Unterberger, Bruce Bécamel ; avec la coll. de Michel Chavanon et Chantal Souyris-Buakowski. Paris-Cabrette : enquêtes sur les générations pionnières. Aurillac : Société des Lettres, Sciences et Arts de «La Haute-Auvergne», 2013.

Roland Manoury. Les mémoires de Martin Cayla, premier éditeur de musiques auvergnates à Paris. Paris : L’Harmattan, 2013.

Claude Prival. Auvergnats et Limousins en migrance. Olliergues : La Montmarie, 2005.

André Ricros, avec la coll. de Eric Montbel. Bouscatel, le roman d’un cabrétaire, suivi de Vie des cabrétaires d’Auvergne, créateurs des bals-musette de Paris. Triel-sur-Seine : Italique, 2012.

Agnès Unterberger, Victor Alard, musicien ambulant. Aurillac : Société des Lettres, Sciences et Arts de « La Haute-Auvergne », 2018.


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